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Parce
que nous sommes héritiers des Lumières dont nous enseignons les
principes, et pour autant que le jugement sain ne cède pas au préjugé,
d’où qu’il vienne, les événements du 11 septembre 2001 sont un
« fait social total » et une épreuve de vérité pour les
sciences sociales[1].
Au piège tendu par des commandos décidés à mourir en semant le chaos
parmi les incroyants répond une action militaire tardive contre des
factions islamistes que les États-Unis et l’Arabie Saoudite ont financé
sur l’insistance du Pakistan pour éviter que l’Afghanistan ne soit
gouverné par les militaires ayant triomphé des Soviétiques, et
notamment par le commandant Massoud, qui fut un temps ministre de la défense
du gouvernement internationalement reconnu à Kaboul. Sèchement résumées
de la sorte, les circonstances du déclenchement de la première guerre
du vingt et unième siècle semble moins constituer une lutte de
civilisations qu’un jeu de miroir de l’Occident avec lui-même, dans
sa prétention à régenter le monde.
Répondre
à cette question, qui n’est pas notre propos, serait probablement éclairer
la situation comme il convient. Telle fut immédiatement la réaction de
Michael Barry, réagissant l’attentat du 9 septembre contre Massoud
avant même de savoir sa mort[2]
et d’avoir connaissance de ce qui se préparait aux États-Unis.
« Nous en avons assez d’avoir raison », dit-il,
rappelant l’adage américain : « les
pakistanais nous assurent que ce sont eux les combattants les plus
efficaces et disciplinés contre les Soviétiques » Telle fut
la réponse donnée par l’Ambassade des USA à Islamabad en 1987 quand
Michael Barry, alors responsable de Médecins du Monde en Afghanistan,
était venu se plaindre de la destruction de sa clinique clandestine par
les précurseurs de talibans armés par les USA. Quinze ans après,
Michael Barry accuse fortement le Pakistan d’avoir orchestré la
destruction complète de l’Afghanistan pour protéger sa frontière
nord[3].
On croirait relire sous sa plume les passages de l’Esprit des Lois où Montesquieu expose que le despotisme porte
la guerre à sa frontière et se protège en y dévastant de vastes
zones qui laissent sa population captive et éloignent les généraux
factieux. Il fallait à tout prix éliminer Massoud, écrit-il : il
empêchait d’achever ce dessein. Après les attentats de New York, la
seconde phase de l’opération consiste à engluer militairement les États-Unis, pour la plus grande gloire d’un islamisme fasciste. Dès
le 13 septembre, Michael Barry nous donnait les clefs d’un conflit qui
rebondissait de façon inopinée : il appelait à sortir des
meurtrières équivoques qui avaient conduit à sacraliser le Pakistan
dans la région et à laisser abattre Massoud, qui fut seul à combattre
ce dessein avoué. « On en a
assez d’avoir raison », écrit-il, reprenant la conclusion
du savant de Jurassic Park[4].
Christophe Jaffrelot, approuve : le soutien au Pakistan est
une politique de court terme qui ne permet pas de penser une
stabilisation géopolitique à l’issue du combat qui s’engage[5].
Six semaines plus tard, les événements ont changé de nature, et tout
semble montrer que les analyses « standard » l’ont emporté :
Edward Said s’en prend au thème absurde des la guerre des
civilisations[6],
où se rejoignent l’orientaliste Bernard Lewis et l’idéologue
Samuel Huntington, prompts à retrouver des tonalités de croisade.
Umberto Eco doit corriger le discours du Président du Conseil italien[7]
tandis que Jacques Chirac plaide pour la pluralité culturelle et
linguistique devant l’assemblée générale de l’UNESCO[8].
Les
attentats du 11 septembre sont un événement total en ce qu’il met en
jeu l’ensemble des registres affectifs, cognitifs, symboliques, mais
aussi économiques, du monde lié à l’Occident, c’est à dire de la
planète entière à l’exception de zones faiblement intégrées au
marché mondial. L’effondrement des tours de New York entre dans une
symbolique biblique dont celui des tours de Babel - représentant une
mondialisation chaotique marquée par une prolifération des discours
rendant inintelligible la parole de Dieu
- est une des figures. Il symbolise aussi l’emprise sur
l’imaginaire mondial du développement capitaliste depuis la fin de la
seconde guerre mondiale : l’idée d’un « World Trade
Center » s’est fait jour dès 1947, vingt ans avant que l’édification
n’en soit effectivement entreprise, et c’est à cet ordre
international que s’en sont pris les terroristes « qui ont réussi à faire de leur propre mort une arme absolue
contre un système qui vit de l’exclusion de la mort, dont l’idéal
est celui du zéro mort »[9]. Enfin, au cœur du
monde occidental, ces attentats illustrent la domination du paradigme
marginaliste, qui est à l’économie ce que le relativisme est aux
conceptions morales : au lieu de prendre en considération les
valeurs absolues, qui enregistrent les sommets inédits de la richesse
auquel le monde est parvenu pour une part de sa population, le
marginalisme se concentre sur les points limites qui rendent compte des
fluctuations de la conjoncture en fonction de l’hypothèse d’une
utilisation optimale des facteurs de création de richesse : tout
l’art des économistes - libéraux ou interventionnistes - est de débattre
du meilleur usage possible des capitaux mis en œuvre. Quand
l’intensité des échanges et de l’interdépendance fonctionnelle
est devenue telle qu’aucune sphère n’est plus isolée des autres,
la fluctuation est maximale, ce qui explique l’impact terrible et
universel des attentats. Ils précipitent un retrait général des marchés
et de la consommation qui modifie presque instantanément le système
entier, d’autant que la conjoncture économique s’y prêtait :
Robert Solow chiffre les attentats à un coût de moins de 1% du PNB
annuel américain[10].
Cependant, les répercussions seront immenses parce que l’effet consécutif
immédiat sur la consommation supprime brutalement toutes les marges
d’ajustement des entreprises en difficulté - d’où les faillites et
les licenciements -, convainc les autres de cesser leurs investissements :
un enchaînement se met en place qui accentue par rebond les répercussions
générales. Dès lors, les attentats, s’ils vont aggraver la
situation des plus démunis à travers le monde, témoignent de l’intégration
mondiale déjà en vigueur, intégration technologique là où elle
n’est pas encore linguistique et sociale. L’interdépendance des
marchés et de la production à travers le monde garantit un effet
multiplicateur. En dépit de la coopération financière internationale
pour éviter la panique, les assureurs tablent surs 50 milliards de
dollars de coûts directs, et on assiste à des licenciements par
milliers : plus de 100 000 suppressions d’emploi sont annoncés
en quelques jours dans le secteur aérien aux États-Unis, et les
statistiques font état de plus de 400 000 emplois supprimés en octobre
2001, chiffre le plus élevés depuis le second choc pétrolier de
1979-80[11].
Une récession mondiale est en marche, dont les causes sont simultanément
macroéconomiques (baisses des investissements, des cours de bourse, des
achats, puis des commandes, donc de l’emploi, et cercle vicieux...)
qu’accentue brutalement le choc psychologique qui met à bas toute
stratégie optimale de reprise pour précipiter l’ensemble des acteurs
dans un chaos imprévisible, d’autant plus préoccupant que l’Allemagne
piétine, que le Japon est en grave crise, et que les effets de la
contraction de la demande frappera l’ensemble des économies du Sud -
tant par les réductions de débouchés que par la crise de l’aide
publique au développement. Un Rapport de la Banque mondiale, en date du
1er octobre 2001, en rappelle l’extrême urgence, et
l’ancien directeur du FMI, Michel Camdessus, préconise la création
d’un « Conseil de sécurité économique »[12].
Autant dire qu’on assiste à un basculement.
Contre
les monarchies pétrolières arabes et la corruption occidentale, Ben
Laden mettrait en mouvement un ricochet inexorable : attaquant les
Twin Towers, il précipiterait non seulement la chute de l’empire américain,
mais celle des familles saoudiennes qui ont placé leurs rentes dans
l’assurance, premier secteur touché. C’est la thèse de Pierre
Hassner : « Il y a une stratégie : renverser et prendre la place
d’une monarchie traditionnelle corrompue par les Américains, en
Arabie saoudite. Cette stratégie s’appuie sur une violence qui elle-même
s’appuie sur la violence sentimentale de beaucoup de gens, une majorité
dans le monde , qui sont opprimés, humiliés, bombardés, ou qui
ont la mémoire de l’esclavage. Cette stratégie politique fait un
usage instrumental de cette souffrance, actuelle ou passée, et, inclut
à la fois l’adhésion à ces actes et la répression qu’elle
appelle de ses vœux[13]
». Comme le disent les talibans et divers responsables musulmans,
quoi qu’il arrive à Ben Laden, les populations musulmanes asiatiques
seront durablement secouées par le double choc de la destructions de
Deux Bouddhas de Bamiyan et de celle des Twin Towers : parallèle
symbolique indiquant bien le sens des actions violentes de cette années
2001. Invité par Le Monde à
dialoguer avec Pierre Hassner, Alain Joxe répond : « Les
Américains devraient aboutir à une révision assez profonde
de l’ensemble de leur construction stratégique. Le problème
est qu’ils ne sont pas codés pour poser la question sociale à l’échelle
mondiale, ils sont codés pour la nier, pour considérer que le
terrorisme c’est mal et que tous les terrorismes sont équivalents (...)
L’essentiel c’est de réprimer les coupables, et en même temps
traiter, immédiatement, les causes. Si on ne le fait pas, on ne risque
pas de faire baisser les volontaires pour le suicide dans les zones de
grand désespoir. (...)
Surtout si les États-Unis
parviennent à faire une énorme coalition ,
dans laquelle se retrouveront quantité d’États terroristes
remarquables : le Pakistan, l’Arabie saoudite, qui donne de
l’argent à tout les réseaux terroristes depuis longtemps, je pense
au Maghreb, à la Syrie, à la Russie aussi. Une telle coalition américaine,
ce serait l’arroseur arrosé »[14].
Nous
pourrions être intéressés par le lien établi par Michaël Prazan
entre les attentats d’aujourd’hui et l’éthique samouraï mise en
œuvre dans l’attentat suicide - premier du genre à l’époque
contemporaine - de l’aéroport de Lod 1972 : l’Armée rouge
japonaise instruisit les Palestiniens dans cette orientation, en
particulier au Liban[15].
Mais de telles analogies demeurent pauvres : outre les filiations
en partie hasardeuses, elle ne peuvent que mettre en avant ce qui serait
commun à plusieurs contextes, sans spécifier ce que l’événement présent
comporte de singulier. Rien ne vaut une explicitation interne des
tensions culturelles propres au monde musulman, qui permettra seule de
comprendre soit la possibilité d’une telle action, soit son impact
sur les différents protagonistes qui devront se situer par rapport à
elle. Christian Jambet, philosophe, donnait au Monde
en juin dernier un entretien passionnant : « L’islam
se présente comme la religion du Livre qui parachève le judaïsme et
le christianisme. Mais la question est de savoir comment on envisage le
Livre : comme un texte qui appelle une interprétation symbolique,
ou seulement comme une collection de commandements à respecter à la
lettre ? Le Coran a engendré des interprétations de son sens caché,
lequel se déploie dans la culture spirituelle et mystique avant tout.
Inversement, face à cette culture, les édifices du droit valorisés
par l’islam « politique » façonnent un islam purement légalitaire.
Dans ces conditions, entre un islam spirituel et un islam légalitaire,
le conflit est aujourd’hui déclaré. Il se trouve que, politiquement,
c’est ce dernier qui a le vent en poupe, probablement parce que le
commun choisit assez spontanément la voie littérale. Pour les « réformateurs »
iraniens, le problème est alors le suivant : comment gagner les
gardiens de la révolution à une religion spirituelle qui a toujours été
assez élitiste, et comment faire pour que la population, de plus en
plus sceptique à l’égard de l’islam, ne jette pas le bébé
spirituel avec l’eau du bain temporel ? » [16].
L’auteur poursuit une brillante étude des contradictions de l’islam
et des impasses de sa situation contemporaine. Il
nous faut donc sans plus attendre reprendre le fil permettant
d’interpréter la mondialisation, à la fois fatale et désirable, en
dépit du gouffre qui sépare les peuples rentiers d’Europe et d’Amérique
(et du Japon) des masses besogneuses et impuissantes qui peuplent la
plus grande part des terres habitées. Sur ce point au moins, les
partisans de la mondialisation ne seront pas démentis : la
mondialisation est en crise par le moyen même qui l’a rendu possible.
Le transport aérien qui a permis depuis 60 ans aux élites du monde
entier de se rencontrer. Tel est le point de vue exprimé par Éric Hobsbawm : « La
destruction des symboles de richesse et de toute-puissance
qu’incarnent les
États-Unis
peut être perçue par les plus démunis
de ce monde comme une revanche sur les nantis. Mais les groupes qui
agissent, eux, sont tout sauf le
fruit de la pauvreté et, en aucun cas, ne sont manipulés par elle. Les
terroristes sont au contraire issus de milieux plutôt favorisés. Ils
sont eux-mêmes fils de la
mondialisation, à la faveur de laquelle ils se déplacent sans encombre
du Yémen à la Floride »[17]. L’incompréhension
et le rejet occidental sont donc d’autant plus forts que la théorie
de la mondialisation, mise au point en Europe dès le XVIIIème siècle,
semblait considérer que celle-ci produirait une réduction de la
violence. Cherchez l’erreur. Elle est notamment dans le fait que les régions
les plus imperméables à la mondialisation, sont celles où l’Occident
a confisqué les élites et les richesses formées avant le XIX e siècle
(Inde), celles où le prix de la vie humaine n’a pas monté du fait du
sous-développement. La réduction de la violence passe par la montée
du prix de la vie. Telle était la conviction de Norbert Elias, exposée
dès 1939 dans « Le
processus de civilisation » où il fait de l’autocontrôle,
de l’autocontrainte, le cœur de la question de la civilité, en se
fondant sur les textes européens d’Érasme à Kant. Il importe de
reprendre schématiquement cette histoire, qu’on a guère rappelée
durant les derniers mois, mais qui en dit fort long sur les réactions
de chacun. En effet, par delà les différences locales (le « folklore »
des collecteurs du XIXème siècle, devenu aujourd’hui « l’identité
ethnique »), qui peuvent rendre compte des variables différentielles
entre les sociétés humaines, les théories européennes de la culture
ont fait coexister deux thèses depuis au moins cinq siècles. D’une
part, l’idéal courtois et humaniste selon lequel l’éducation nous
découvre des principes, des normes et des comportements qui constituent
en eux mêmes des vertus, quand bien même ils ne feraient que
« couvrir » les nécessités de l’existence. C’est la
civilité posée comme norme minimale d’une conduite intériorisant
une certaine attention à autrui. D’autre part, il est notable que cet
idéal soit rapidement devenu un code éducatif : il y a des choses
qui ne se font pas. Cet idéal civil se substitue progressivement à une
affirmation plus brutale de qualités viriles : les signes de la
noblesse se modifient et s’élèvent, et l’éducation se donne peu
à peu un corps de connaissance positives[18]. En ce sens, la
modernité européenne est un évolutionnisme qui détache la culture
d’une vision « traditionnelle » pour la rattacher à des
idéaux, et assumer une relation au progrès de normes. Tel est le
sens de l’universalisme culturel, si difficile à retrouver
aujourd’hui sous le vocabulaire devenu ethniciste et particulariste,
renvoyant donc à un enracinement quasi-naturaliste des individus dans
un terreau « culturel » tenu pour une donnée presque
immuable et généralement indépendant des convictions individuelles.
Ces dernières n’ont d’intérêt, dans cette perspective, que dans
la mesure où elles confirment les « clichés » que l’on
se plaît à cultiver sans en interroger l’origine. En
effet, l’universalisme culturel
signifie principalement l’émancipation vis à vis des normes de
justification traditionnelles. Les
divers comportements feront l’objet de justifications différentes
selon qu’ils renvoient aux mœurs traditionnelles ou bien aux idéaux
régulateurs, ceux sur lesquels il est possible de fonder une
justification universelle d’une pratique ou d’une opinion. Cette
procédure de justification s’oppose aux justifications « identitaires »,
qui renvoient à une codification « locale ». Si l’on se
contente de retracer cela chez Kant, on retrouvera aisément
l’universalisme formel des
Fondements de la métaphysique des mœurs : l’impératif catégorique
signifie qu’un acte est moral dans la seule mesure où son
universalisation ne serait contradictoire ni en elle-même
(logiquement), ni relativement à sa généralisation potentielle au
sein des collectivités humaines (une règle ne saurait se justifier
d’être une exception, et doit au contraire se penser comme norme), ni
enfin au plan de son insertion dans l’ordre de la nature (on doit
pouvoir vouloir sa « naturalisation » qui la ferait passer
dans l’ordre des choses). Cela nous renvoie à la formulation des
trois questions centrales qui constituent le champ de l’humanité
selon les Lumières : « Que
puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis
d’espérer ? » qui résument chez Kant le cadre d’une
universalité qui ne saurait se couper de la raison.
De
là le sincère étonnement de nombre d’intellectuels face aux
fondamentalismes et aux irrationalismes divers. Cette incompréhension
est pour une part salubre : il n’y a pas à comprendre
l’inadmissible. Reste qu’une explicitation même simplement
factuelle doit aller jusqu'à décrire les enchaînements de croyances
et d’action qui rendent possibles de telles aberrations[21].
Mais faute d’un tel effort, cette incompréhension peut demeurer
vaine. Jérôme Charyn
le dit de manière littérale : « Le
message visait à toucher le capitalisme au cœur, et dit qu’on peut
tuer les gens parce qu’ils paient des impôts qui contribuent à ce
système. Mais, si l’on poursuit cette logique, pourquoi ne pas tuer
tout le monde, tuer la planète ? (...) On ne voit plus les humains
comme des humains, mais comme des cibles politiques. C’est au-delà de
ma capacité à comprendre »[22].
Autant dire que les interdits kantiens et l’universalisation
potentielle de toute action morale servent de fond pour cette incrédulité
manifestée par le romancier. Un autre romancier réagit d’une manière
comparable : Salman Rushdie[23]
exprime à quel point il importe de continuer comme avant et de réagir
au sectarisme par un mode de vie ouvert. Cette recommandation serait également
celle de Norbert Elias, pour qui l’adoucissement des mœurs est une réalité
que ne vient pas contredire un phénomène de portée réduite, même
s’il est spectaculaire. Ce serait en revanche donner raison aux
instigateurs de cette attaque suicidaire si les libertés premières qui
sont le meilleur argument de l’Occident venaient à disparaître.
Cette orientation conforme aux idées de Norbert Elias conduirait à
relativiser le problème et à s’attaquer à ses causes, tout en
surveillant étroitement les mouvements de divers adversaires repérés.
La moindre des choses serait alors de ne pas prêter le flanc à de
coupables complaisances : «On
décrit des terroristes prenant pour cible démocratie pluralisme,
liberté de parole et de religion... tout en s’attachant les services
de nations qui en font autant »[24]. Et Hobsbawm de
surenchérir : « C’est
un attentat terrible, résolument moderne, qui inaugure une phase
d’instabilité, assez comparable à celle qui a secoué l’Europe
lors de la série d’attentats contre les souverains de la fin du XIXe
siècle. C’est la réaction de États-Unis
qui décidera s’il
s’agit ou non d’une guerre (...) Je pense qu’une opération policière
d’envergure internationale aurait plus de chance d’être opérante
(...) face à ce terrorisme anarchiste. (...) Les terroristes
constituent une classe dirigeante de rechange qui se propose de conquérir
le pouvoir dans la zone pétrolière. (...) La super-puissance américaine
n’est pas en mesure de gouverner le monde. Les guerres du XXI e
siècle verront également s’affronter les Etats et les ONG
suffisamment riches et
puissantes pour les combattre »[25]. Hobsbawm donne en
exemple l’IRA, les narcotrafiquants et le terrorisme lié au pétrole.
La mondialisation est donc clairement un effet et un sous-produit de la
circulation générale, théorisée au XVIIIe siècle par les libéraux
(Hume, Smith et Rousseau). Toute la question est donc de savoir si ce
modèle de développement serait devenu incontrôlable à partir du
moment où la marchandisation généralisée tient pour un obstacle indu
toute entrave à la liberté des marchés : selon cette hypothèse,
ce sont les dimensions altruistes et communautaires de l’expérience
humaines qui deviennent suspectes en elles-mêmes ; il ne manque
d’ailleurs pas d’analystes - y compris des économistes de la
stature d’Albert Hischman ou Amartya Sen pour remarquer que cette évolution
outrepasse très largement les bénéfices que Smith avait en vue en théorisant
l’échange mutuellement avantageux et la liberté du commerce. La
croisade financière a ainsi repris le flambeau abandonné par l’évangélisation
et la colonisation et oppose un ordre transcendant - celui de l’usage
« efficient » des investissements - pour écarter les considérations
d’utilité sociale de la plupart de ses réflexions, en dépit du fait
que des garanties publiques restent à tout moment nécessaires pour le
fonctionnement du système, et que ces garanties se fondent en dernier
ressort sur le consentement civique des individus. Pour autant que la
question du civisme est actuellement formulée principalement en
fonction du champ culturel, il nous faut revenir sur les aspects du
culturalisme théorique des Européens. La
méthode convenable d’analyse culturelle consisterait donc à
examiner les divers modèles d’universalisation auxquels accèdent les
principales sociétés humaines, et qui constituent les normes
empiriques et formelles de leur coexistence. Adopter, à rebours, une
description des sociétés à partir de ce qui doit nécessairement les
rendre antagoniste n’a qu’une vertu explicative extrêmement limitée :
cela donnera l’illusion de justifier les incompréhensions -
qui ont moins à être justifiées que surmontées - et rendra a contrario inintelligible les accords éventuels. Les créations
culturelles les plus singulières, celles qui ont constitué pour une
civilisation ses repères essentiels, ses cosmogonies, ses mythes, ses
textes sacrés et ses monuments deviendront des bizarreries, et les
circulations d’idées ou les recoupements techniques sembleront tout
à fait saugrenus. Que le zéro ait été inventé en Inde et dans le
Yucatan de manière indépendante, ou que les relations aux plantes et
aux animaux aient été au cœur des savoirs de la plupart des peuples,
ou que la figuration des interdits et la sacralisation de formes extrêmes
de pureté soit une pierre de touche de l’intégration culturelle,
tout cela deviendra purement relatif, et ne sera évidemment pas doté
du même caractère essentiel pour définir les autres que ce que de
rapides clichés peuvent reconduire sans interrogation sur leur
provenance. Aussi bien est-il vrai que le civilisé a toujours eu
l’usage de sauvages pour lui rappeler sa miraculeuse humanité. Ce
qu’il faut noter dans ce contexte, c’est que l’attitude
comparatiste qui tient, pour de raisons de méthode, chaque forme
culturelle pour l’expression de la totalité de la condition humaine,
certes sous un jour spécifique, mais selon une perspective « compréhensive »,
ne saurait éviter la question de l’universalisme : pour
comprendre quelles sont les bases de comparaison les plus pertinentes,
il est nécessaire de tenir chacune d’elle pour un « moment »,
un état partiel d’un ensemble qui, en droit, intégrera sous un jour
rationnel l’ensemble des expressions humaines. A l’inverse,
l’attitude normative, qui recherche un point de vue absolu qui
permette une classification des différentes cultures - et éventuellement
leur hiérarchisation - a de bonnes chances d’être en réalité moins
« universaliste » que la précédente démarche : en
effet, l’idée d’établir un point de vue « dominant »,
- fut-il celui de la rationalité technicienne et de l’évolution des
diverses sociétés vers une complexité qui crédite le système démocratique
d’être « le moins bon système politique à l’exception de
tous les autres » - cette perspective « unifiante »,
précisément parce qu’elle ne fait pas du comparatisme sa pierre de
touche, risque elle-même de ne savoir quoi répondre à l’objection
du relativisme : si les diverses conceptions du monde ont pu être
légitimes en fonction du degré de développement technologique et
cognitif des sociétés humaines, ce pourrait n’être que par un
privilège spatio-temporel sans validité absolue qu’un point de vue
compréhensif est momentanément établi pour arbitrer les prétentions
de divers modèles à constituer un pôle intégratif. Le modèle intégrationniste
et le point de vue du développement technique et idéologique ne sont
donc pas des garanties formelles contre le relativisme que critiquent
les tenants de ce modèle face aux laudateurs du multiculturalisme.
Le
multiculturalisme contemporain relaie le romantisme du XIX ème
siècle. Il nous faut établir les médiations entre ces diverses
expressions, dont un exemple serait aisément trouvé dans la
fascination éprouvée voici un peu plus d’un siècle pour les formes
esthétiques issues d’un regard sur l’exotisme : pour un
Gauguin et un van Gogh à la recherche d’une expression personnelle
inspirée de Tahiti ou des estampes japonaises, combien de peintres
« orientalistes » ? Pour un Boléro
de Ravel ou une Colomba de Mérimée,
un Salammbô de Flaubert,
combien de poèmes artificieusement consacré à de scènes de genre ?
L’Imaginaire européen s’est nourri d’expressions métissées, et
l’apogée de l’exposition coloniale de 1937 voit culminer une
histoire française qu’avaient aussi écrits les Sénégalais présents
à Verdun. Parallèlement au colonialisme, l’Europe poursuit dans la
voie d’un progressisme moral consubstantiel aux schèmes idéologiques
occidentaux depuis l’invention de la notion de « modernité »,
qui lui assure sa « mission civilisatrice », mais intériorise
en contrepoint les rudiments d’une culture mondialisée, à travers
les écrits de Pierre Loti et de Victor Segalen, et très vite les
recherches des Maspéro, Massignon et autres savants qui succèdent à
Champollion, et fondent l’école linguistique et anthropologique française.
Il serait donc naïf de penser que l’Occident se serait brutalement
confronté aux autres depuis que la décolonisation a émancipé des
masses jusque là soumises. Une histoire du multiculturalisme devrait
remonter au bas mot au quinzième siècle, celui des héritages andalous
passés dans la culture chrétienne de la Reconquista, des voyages
portugais vers l’Afrique, l’Inde et la Chine, de l’exploration de
l’Atlantique et de la prise de possession de l’Amérique. Son
cycle actuel commence au début du vingtième siècle, avec la querelle
du culturalisme face à l’évolutionnisme en anthropologie. En effet,
le positivisme développa tout au long du XIX ème siècle nombre de thèses
fondées sur l’idée d’une progression structurée en étapes pour
aller des formes de la culture primitive jusqu’aux expressions les
plus hautes de la civilisation : ce modèle était de nature téléologique
et renvoyait à l’idée de supériorité qu’éprouvaient les
missionnaires et certains savants sur les peuples dont ils accueillaient
les expressions et les coutumes. La représentation dominante était évolutionniste,
renforcée par diverses métaphores issues des sciences de la nature
(paléontologie...), de la société et des techniques industrielle
(progrès) ainsi que par l’autojustification du christianisme comme
forme morale succédant au
paganisme antique et tournant l’humanité vers une prédication
universelle, elle-même annonciatrice des sociétés démocratiques. Décrire
les sociétés, c’était alors se représenter une suite de progrès
orientés vers le renforcement de capacités technologiques des diverses
sociétés, et il fallut qu’une nouvelle génération de chercheurs
fasse de études de terrain, mettant à profit les réseaux construits
par les missions et les postes coloniaux pour qu’autour de Margaret
Mead aux États-Unis, de Marcel Griaule en France, par exemple, soit démontrée
la forte intégration culturelle et symbolique des sociétés africaines
et océaniennes. La vogue de l’art nègre et le surréalisme, puis les
luttes pour les droits civiques des minorités, et tout particulièrement
des Noirs américains, firent le reste pour faire recevoir les
expressions de sociétés les plus diverses pour des contributions de
valeur à l’expressivité humaine. L’essentiel dans notre propos
tient aux filiations qu’il est possible de tracer entre
l’ethnographie et le multiculturalisme : Margaret Mead contesta,
grâce à sa connaissance de mœurs océaniennes, les stéréotypes du
puritanisme américain, et devint l’une des grandes intellectuelles du
féminisme ; d’autres penseurs furent sensibles à ces remises en
cause du modèle rationaliste européen : Artaud fut fasciné par
les rituels mexicains, Michaux par la Chine, le jazz renoua avec ses
racines africaines et les percussions firent la musique de la jeunesse
mondiale. Le
culturalisme occidental s’est ainsi peu à peu opposé à l’évolutionnisme,
et devint une justification fondée des formes nouvelles de la tolérance,
de l’acceptation de la coexistence des principes normatifs au sein
d’une ouverture au monde des principales cultures ; par-delà les
réflexions classiques sur la tolérance (Montaigne, Bayle, etc.), il se
métamorphose intellectuellement en « multiculturalisme » à
travers des « luttes pour la reconnaissance » qui ont
quelque chose à voir avec la notion hégélienne du combat libérateur
qui suppose l’expérience du « risque de mort »[26].
En effet, le multiculturalisme passe par l’affirmation d’une identité
irréductible et s’oppose aux logiques d’assimilation et de
domination qui s’exprimèrent de 1848 à 1948. En un sens, la date de
1948 est hautement symbolique. Elle est à la fois celle qui vit la
signature de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme des
Nations-Unies - qui établit la priorité absolu de la dignité humaine
dans la considération des droits individuels ou collectifs, et
constitue en ce sens l’apogée de l’universalisme répondant aux
dictatures fondées sur des idéologies racistes - et celle de la création
d’Israël, qui accédait à l’indépendance en dépit des
atermoiements des « Grande puissances », marquant combien la
détermination politique supposait la mise en oeuvre d’un projet de développement
économique (entrepris en Palestine dès la fin du XIXème siècle) et une
capacité d’action militaire inspirée notamment des combats révolutionnaires
européens. Il a fallu en passer par l’expression d’une lutte pour
l’autodétermination afin d’imposer aux autres sa propre vision de
l’histoire. C’est bien cette lutte pour la reconnaissance qui a pu
donner à certains analystes le sentiment que toute affirmation
d’identité relevait d’un conflit de civilisation. Il pouvait alors
sembler que les Noirs, mais aussi bien les Indiens, les femmes ou les
homosexuels allaient suivre une voie comparable et viser à imposer une
séparation réelle entre communautés refermées sur elles-mêmes.
Cependant, les revendications multiculturelles sont fort loin de requérir
une exclusion de l’autre, et ceci même lorsqu’elles semblent privilégier
certaines relations communautaires : contrairement aux conflits de
souveraineté, elles visent à complexifier l’espace social et
normatif, et non pas à le simplifier en imposant un monopole. De plus,
elles utilisent un modèle communautaire qu’elles n’ont pas inventé
et qui n’est pas sans rappeler le mode de relation des diverses
communautés religieuses (ordres monastiques ou groupes de croyants) aux
ensembles sociaux dont ils émanent (et qu’ils prétendent parfois
diriger). Ce modèle sociologique a donc une histoire qui précède son
application contemporaine et qui n’impose pas une forme de sécession
irréversible. Le
passage du culturalisme
occidental au « multiculturalisme » ne peut
en effet éviter les difficultés et les contradictions de
l’universalisme évolutionniste qu’à la condition de recourir à la
notion de réciprocité dans la tolérance. Il s’agit d’abord
d’une forme de tolérance réciproque, qui peut éventuellement se
former sur le fondement d’une reconnaissance réciproque de communautés
dont chacune reconnaît aux autres
le droit à s’organiser de manière autonome dans l’espace
qui lui est concédé par les autres communautés. Ce modèle
d’organisation, décrit en partie dès 1835 par Tocqueville
s’agissant des États-Unis, correspond au mode de coexistence
communautaire élaboré au XVIIème siècle entre « sectes »
protestantes qui ont trouvé dans le Nouveau Monde leur Terre promise
pour réaliser leur projet spirituel. Il y a donc une source religieuse
au multiculturalisme - et c’est d’ailleurs à travers les missions
protestantes établies dans les archipels du Pacifique que Margaret Mead
a développé ses recherches d’anthropologie. Il y a moins ici
« liberté de conscience » que reconnaissance de la pluralité
des rituels. Mais ces derniers doivent être fédérés sous un horizon
commun : le prosélytisme chrétien est intense et se poursuit
activement, par exemple à travers les missions évangéliques en Amérique
latine. Autant dire que cette tolérance des rituels n’est pas nécessairement
un « relativisme », ni la recherche d’un dépassement des
contradictions entre idéologies opposées. Il n’y a aucune raison de
principe qui feraient que ce mode de formation des croyances
anthropologiques doive nécessairement devenir un relativisme en rupture
avec l’universalisme de type kantien. S’il est envisageable que ce
soit le cas, au nom du caractère incomparable entre principes culturels
hétérogènes - laïques ou religieux, sexuels ou « ethniques »
- il n’y a pas à cela de nécessité de principe, et il est
parfaitement possible d’instaurer une continuité entre le souci
universaliste et le respect de la diversité culturelle : si nous avons
déjà mentionné sur ce point les apports de l’anthropologie
culturelle, il reste cependant à examiner la critique de « relativisme »
qui peut lui être adressée. En effet, l’œuvre de Claude Lévi-Strauss,
par exemple, est simultanément un éloge de la diversité culturelle et
la nostalgie du monde qui la portait[27], une recherche
d’universaux anthropologiques[28]
et une justification du rationalisme européen[29].
Sa cohérence intellectuelle forte a contraint les études
anthropologiques à dire dans quelle mesure elles assumaient ou non le
relativisme des valeurs : de fait, l’anthropologie française,
sous son influence (mais aussi bien pour des raisons plus générales),
a toujours assumé l’obligation de lier le regard occidental à celui
des peuples observé par l’ethnologue : c’est ainsi que se sont
récemment multipliées les études portant sur la manière dont les
« Autres » percevaient les observateurs européens. Cette démarche,
parce qu’elle rompt avec toute idée de peuples sans histoire,
contraint à adopter un lieu de coexistence des cultures. Le
comparatisme est au cœur de cette démarche qui commande les travaux de
historiens des techniques - par ex. André Leroi-Gourhan dès le milieu
du XX e siècle -, celui des formes de pouvoir
- ainsi de Pierre Clastres, élève de Lévi-Strauss, etc. -, ou
bien des travaux issus des écoles linguistiques, comme Georges Dumézil
sut le faire. L’universalisme est celui de la méthode comparatiste
elle-même : elle ne rétrocède rien en matière de rationalisme,
mais insiste sur la connaissance davantage que sur les valeurs ;
elle se montre tolérante en matière de comportements différentiels,
mais présuppose une possibilité d’intégration de chaque
comportement à une « typique structurale» qui intègre ces
derniers à un ensemble de pratiques et ne les tient pour « justifiés »
qu’en relation à un ensemble de significations (et non pas
relativement à des « fonctions » toujours sujettes à
interprétation). L’anthropologie évite donc le relativisme à
condition de demeurer centrée sur l’intégration des discours
explicatifs internes et d’éviter les justifications historiques pour
des actions qui mettent en rapport deux traditions différentes.
L’anthropologie structurale peut ainsi éviter le relativisme en ne se
concevant pas comme une théorie de l’interculturalité. Il
n’en va évidemment pas toujours ainsi : depuis les historiens
des religions jusqu’aux sociologues de la modernité, il ne manque pas
d’auteurs qui ont fait du champ interculturel leur objet privilégié.
Cette perspective pourra bien évidemment procéder en Europe d’une
prise en compte des ouvrages de Nietzsche contre la morale victorienne.
C’est ainsi que, se fondant sur les travaux de Husserl, Max Scheler
recherchait au début du vingtième siècle les universaux des attitudes
émotionnelles : la honte et la pudeur, la mauvaise conscience ou
la fierté, la pitié et l’altruisme pouvaient alors sembler
constituer des alternatives au formalisme kantien pour étudier la variété
de expériences personnelles. A leur manière, les études de Jean
Piaget, celles de Gustave Bachelard, voire celles de Georges Bataille
s’insèrent dans cette mouvance. Aux États-Unis, durant les mêmes années,
William James et John Dewey établissaient des principes comparables
pour recenser les attitude humaines face au sacré, dans les relations
des enfants aux adultes etc. Une philosophie de la démocratie se développa
de la sorte à partir d’une acceptation de la variété des attitude
personnelles et collectives, et de leur prise en considération pour étudier
quelque thématique morale ou sociale que ce soit. Sous cet angle, si
l’idéologie américaine comporte souvent une dimension explicitement
messianique, ce messianisme ne se présente pas de manière monologique :
c’est dès le début du vingtième siècle un effort pour rencontrer
l’autre en fonction de sa singularité culturelle et sociale. Tout
l’effort de l’école sociologique de Chicago, sous le nom d’« interactionnisme »
fut en effet pour clarifier le statut des individus qui deviennent des
« types » dans l’enquête sociologique. Cette démarche a
évidemment été mise à profit par nombre de mouvement culturels et
sociaux à qui elle paraissait consister à faire accéder à une parole
authentique celles des minorités sociales et culturelles dont les
propos n’étaient généralement connus qu’aux travers des présentations
qu’en faisaient des tiers. Et c’est bien là ce qui explique que les
campus universitaires aient été l’un de lieux où ces discussions
ont pu voir le jour.
Nous
sommes conduits à constater que deux voies ont principalement conduit
à penser le multiculturalisme : une voie française et une voie américaine.
Selon la première, la réflexion sur les valeurs s’établit dans le
cadre d’une reformulation des idéaux universalistes à la suite de la
Révolution, et d’une confrontation entre l’irréligion revendiquée,
le christianisme et l’élaboration de la pensée de la laïcité.
La déchristianisation qui a marqué le XIXème siècle français, d’une
manière tout à fait spécifique, a donné naissance sous la Troisième
République à un universalisme laïque d’une grande originalité, qui
tire sa légitimité des décisions de l’Assemblée constituante et de
la Convention à la fin du XVIII ème siècle : la France serait donc
le pays dans lequel se serait incarné d’abord une modernité
juridique et idéologique qui a marqué le monde en donnant une
signification particulière à l’universalisme. L’universalisme à
la française ne récuse pas réellement les communautés (« une
et indivisible » pose un limite et un tabou, mais reconnaît une
diversité de fait dont s’enorgueillissent tous les Français), mais
exige un sol commun qui ne soit pas constitué seulement d’indifférence.
Entre la France et les États-Unis, la différence est celle de
l’indifférence, qui est exigible aux USA au nom des libertés
personnelles constitutionnellement garanties (1er
amendement), tandis que le passé révolutionnaire français porte la
collectivité à exiger des « signes d’appartenance »,
dont le respect des formes laïques reconduit une forme de distinction
aristocratique entre individus qui se reconnaissent à des signes
discrets. Le relativisme participe donc davantage du multiculturalisme
américain, parce que la notion de laïcité n’y est pas dominante :
celle-ci sera tenue pour une affirmation culturelle particulière, et
non pas considérée comme le socle de la coexistence
intercommunautaire. La
question centrale est donc celle de savoir comment passer du
culturalisme au multiculturalisme. En effet, si nous pensons que les
diverses justifications des positions culturelles ne peuvent être
surmontées dans ce qu’elles ont de conflictuels qu’à travers une
meilleure connaissance, cela signifie qu’il nous faut accepter, à la
manière de Marshall Sahlins, le fait de la mise en relation
conflictuelle des diverses sociétés humaines, à condition de tenter
la reconstitution des paramètres qui rendent compte des différents qui
ont pu les opposer au point de rendre insurmontable ce qui les différenciait.
Il est manifeste cette attitude suppose une grande ouverture d’esprit
et le sentiment de la contingence des rencontres historiques, quand bien
même le destin de ces rencontres eût-il pu être tenu pour hautement
prévisible compte-tenu des conditions dans lesquelles elles se
produisirent. Le multiculturalisme est d’abord une réflexion
politique sur la contingence en histoire, celle qui ne sanctifie pas le
fait accompli et ne tient pas les massacres historiques pour la norme
des existences humaines. Formulée autrement, cette interprétation
revendique le caractère politique de l’historicité humaine, et
considère que la responsabilité de chacun des acteurs est pleinement
engagée et peut être établie. Dans la plupart des cas, en effet, de
l’intérieur même des normes pratiquées par chaque société, les
comportements associés aux gestes de conquête et de soumission font
l’objet d’une certaine codification, et leur signification n’est
pas neutre. Quand bien même l’histoire ne saurait être reprise après
qu’elle a eu lieu, il est essentiel de restituer aux événements non
pas simplement l’opacité qu’ils pouvaient revêtir pour les
contemporains - une telle perspective accompagne le relativisme et le
scepticisme - mais bien les alternatives qui pouvaient se présenter au
moment même des faits. Il s’agit par là de restituer au passé son
caractère dynamique, ce qui qualifie la part d’invention que
comportent les événements. Cette approche semble concéder au
relativisme l’impossibilité de juger. Mais c’est en réalité dans
une toute autre intention : elle pose en effet que des
responsabilités sont engagées, et que les hommes n’agissent pas sans
pouvoir eux-mêmes accéder aux principes justifiant leurs actions. Dans
cette mesure, le multiculturalisme reconduit bien quelque chose du
messianisme inspiré du Décalogue : une exigence de justification
des actions découle en effet de l’ensemble d’interdits : ces
interdits imposent une justification pour toute transgression. Le
multiculturalisme est ainsi associé depuis la plus haute antiquité aux
pensées de la mondialisation : le comparatisme chez Hérodote, le
cosmopolitisme stoïcien ou l’humanisme chez Érasme et Montaigne sont
autant d’exemples de cette pensée qui court dans l’Occident en
contrepoint de positions plus dogmatiques et souvent dominantes, qui
associent le pouvoir politique à une dimension sacrée de la
souveraineté. Les philosophies de la responsabilité sont donc des
dispositifs intellectuels permettant à la fois une prise de distance
par rapport aux idéologies et une objectivation potentielle des
rapports de force et des oppositions symboliques en jeu. Cette dimension
critique est celle qui assure aux pensées du multiculturalisme leur
possibilité de venir l’instrument d’une analyse politique des
conflits culturels et idéologiques. Nous pouvons ainsi évoquer les
missions sociales qui ont mis en avant dans les années cinquante les
Juifs de la côte Est américaine dans la lutte contre la discrimination
raciale envers les Noirs, en particulier à travers des institutions
d’éducation. Ce fut à la fois un succès et un échec : les
juifs libéraux contribuèrent beaucoup à l’atténuation du racisme
et à la prise en considération du nécessaire travail social, mais
furent assez vite en conflit avec ceux qui, dans la communauté noire,
cherchèrent à se démarquer de toute emprise « blanche ».
« Panthères noires », conversions à l’islam, etc. marquèrent
la défiance d’une partie des élites noires face aux modèles d’intégration
proposés par les Blancs, dont ils retinrent cependant le modèle
revendicatif, au nom d’une particularité : c’est en quelque
sorte la clause d’exception culturelle. Le fonctionnement en est
simple : il faut valoriser une différence insuffisamment prise en
compte dans l’espace collectif et en tirer argument en vue de
revendiquer un traitement spécifique. C’est dire que le
multiculturalisme est fondé en pratique comme une demande de justice
appuyée sur l’instrumentalisation de la structure communautaire,
tenue pour l’idéologie légitime aux USA. Cela permet notamment
d’expliquer pourquoi les discussions universitaires américaines ont
notamment porté sur la relation entre l’espace des normes et celui
des préférences et valorisent de manière concrète ces différences.
Depuis la lutte des Noirs pour les Droits civiques et les Amendements
constitutionnels qui sont à l’origine des stratégies de
discriminations positives (le « busing » dans les années
soixante, avec les polémiques provenant du fait que cette pratique
pouvait être tenue pour une intrusion indue de l’État dans la vie des
communautés dont elle rompait les habitudes et les choix individuels ;
l’equal opportunity act justifiant les quotas d’accès pour diverses
minorités), les meilleurs
esprits aux États-Unis se sont saisis de ces questions et ont élaborés
en fonction d’elle diverses « théories de la justice »,
traduites internationalement, et qui ont grandement contribué à éclaircir
certains traits de la modernité : les travaux de John Rawls,
Michael Walzer et Richard Dworkin, pour n’en citer que trois, ont donné
à la philosophie politique quelques ouvrages « classiques »
qui permettent de rétablir le lien avec les esprits qui ont créé les
fondements conceptuels de la modernité. La combinaison de tels travaux
avec les mouvements de libération des minorités a permis de fait
l’extension des modèles culturalistes bien au-delà de leur sphère
d’origine en anthropologie. Quand bien même il serait possible de
tenir ces réflexions pour quelque peu décalées relativement aux
enjeux liés aux inégalités de fait qui subsistent dans les pays développés,
l’extension de ce modèle durant les trente dernières années - au point
qu’il soit à présent l’idéologie occidentale de référence - témoigne
de la recherche d’une cohérence majeure et du souci de la répandre :
les intellectuels contemporains ne fuient pas leurs responsabilités, et
de nombreux exemples pourraient être donnés de la manière dont ils
assument la tâche d’éclairer un tant soit peu les possibles
pratiques qui demeurent accessibles aux individus. En effet, nombre des
auteurs qui ont traité de ces questions parlent de « crise de légitimation »
des démocraties contemporaines : c’est le cas d’Alain Touraine[30]
comme de Will Kymlicka[31],
auteur de l’article « communautarisme » du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale[32].
Renouvelant le traditionnel argument des économistes relatif au
« passager clandestin » (pourquoi consentir des sacrifices
envers la collectivité si la plupart des services que j’en attends
sont d’ores et déjà assurés par la loyauté des autres ?)
Kymlicka note qu’on « demande aux citoyens de faire de plus en plus de sacrifices au
nom de la justice, mais ils partagent de moins en moins de choses avec
ceux au profit desquels ils consentent ces sacrifices ». Ce
constat vient interroger la notion classique de la nation, telle que
Renan avait pu la thématiser dans son célèbre
« Qu’est-ce qu’une nation ? » et pose la
question du fondement de la solidarité interindividuelle. C’est dans
cette perspective que le multiculturalisme est récemment devenu un
argument central pour penser la vie sociale contemporaine. Quelle est sa
force ? Pourquoi suscite-t-elle des oppositions ? Y a-t-il des
alternatives ? Ces questions sont en relation avec la notion
d’universalité, de prise en compte des plus défavorisés , etc. Le
Multiculturalisme est une théorie de la justice qui peut avoir des répercussions
précises. Pour sa part, Michael Barry a retracé le cours des vingt
dernières années de l’histoire afghane, et montré combien ce pays
est devenu un « trou noir » pour les politiques
internationales : en ne dénonçant pas suffisamment le cynisme des
États et en ne réagissant pas à leur instrumentalisation, les
organisations humanitaires ont contribué au naufrage du pays :
leur combat anticommuniste les a aveuglé sur les intentions comme sur
les moyens des factions soutenues par le Pakistan, puis elles ont tenu
à bout de bras les services sociaux du pays jusqu'à être chassées
par les talibans qui le remplacent par des organisations islamistes.
Appelant à la lucidité, il rappelle que « s’obséder
de son image identitaire publique est une marque de confusion, de crise
et de décadence. L’humanitaire n’a jamais été séparé de la
politique. Las Casas et sa poignée de dominicains héroïques
choisirent, contre les colons espagnols, de devenir le alliées lucides
de la couronne d’Espagne, que Henri Dunant fonda la Croix-Rouge en
pleine connaissance de l’équivalence morale des combattants
d’alors. Mais le trou noir de l’organisation qu’il créa fut le
refus stupide de dénoncer Auschwitz quand il le fallait, par une
Croix-Rouge pétrifiée dans ses procédures et les linéaments de son
image. (...) L’Afghanistan, avec nos manquements respectifs à
tous, demeure notre trou noir commun »[33].
C’est pourquoi il appelle à maintenir les objectifs impérieux qui définissent
l’action civilisée : aider au mieux son prochain par tous les
moyens disponibles, c’est à dire en instituant un gouvernement afghan
indépendant des ingérences, en soulageant sans conditions toutes les
souffrances par tous les moyens, et en engageant un vaste programme de
reconstruction du pays sous le contrôle des Nations-Unies. Le
multiculturalisme peut légitimement relayer le souci universaliste,
comme l’établit Will Kymlicka, en s’opposant à la neutralité libérale
et à la passivité « neutraliste » qui en est la conséquence,
et en lui préfèrent un « pluralisme » :
« la liberté de choisir son mode de vie n’as de sens que si
nous disposons de plusieurs options parmi lesquelles choisir »[34].
Cette thèse peut, selon les cas, fonder aussi bien une « libéralisation »
par le marché que des procédures « publiques », en
fonction d’une évaluation permanente de « l’état de la
pluralité ». Les Droits de l’homme seraient repensés en
fonction de cette exigence d’évaluation des modes de vie et des
pratiques communes, et constitueraient autant de garanties de ce
pluralisme et de la qualité des normes qui en découlent. Kymlicka
retrouve ainsi « la
tradition « civique et républicaine » qui remonte à
Rousseau » et revendique un critère de participation de tous
comme garantie de la qualité de l’évaluation, à condition que
chacun soit en mesure de privilégier son intérêt à long terme sur
les concurrences instantanées et les revanches d’éventuelles
frustrations récentes. Reste la question non résolue qui justifie le
point de vue de Michael Barry : ce pluralisme n’existe pas dans
la détermination des frontières étatiques et de la vie
internationales, de sorte que chaque communauté politique est
historiquement définie indépendamment des choix libres et pluriels de
ceux qui se trouvent de la sorte liés à un devenir commun. C’est en
quoi nos crises internationales sont l’envers d’une question
philosophique en débat, celle du fondement des communautés politiques.
Le débat d’Hannah Arendt avec les conceptions libérales peut être
tenu pour l’un des moment importants de cette prise en considération
de l’inadéquation de l’individualisme strict pour penser les enjeux
contemporains[35]. Les
attentats du 11 septembre pourraient donc être présentés comme
analogues aux attaques des « sauvages » qui ont émaillés
les conquêtes coloniales - dont l’Amérique est issue. Observés à
travers ce prisme, leur caractère est double. D’une part, ils sont
primitifs - par leur aspect
d’incursion meurtrière en territoire ennemi - et rétrogrades en ce
qu’ils rejettent en bloc un système incomparablement supérieur à
toute opposition frontale. D’autre part, ils s’insèrent presque
malgré eux dans une économie symbolique qui les dépasse : elle
est constituée de telle sorte que le succès qu’ils obtiennent est
proportionnel à l’intensité des usages qu’ils condamnent. La
caractéristique majeure de ces attentats tient à leur insertion dans
le réseau des communications où se répercute la stupeur américaine
et occidentale. Les systèmes d’information les plus denses du monde
se sont chargés de propager par leur propre logique l’impact des
faits, en brisant tous les cloisonnements traditionnels jusqu'à
provoquer un accident économique considérable et un tournant dans
l’histoire contemporaine. Bien
évidemment, nombreux sont les auteurs qui tiennent pour quelque peu désespérée
leur quête pour une société plus équitable et fondée sur le respect
de l’égale dignité de chacun. Qu’il soit simplement permis de répéter
ici que cette dignité a pour gage la reconnaissance des autres dans le
souci de la singularité incarnée de chacun d’eux. Parce qu’il
doute de la possibilité de prendre au sérieux ces principes, Jean
Baudrillard met l’accent prioritairement sur la relation à
l’imaginaire de la violence et du pouvoir, qui seraient plus déterminants
pour le devenir commun que les modes de pensée juridiques et moraux. Il
ouvre la perspective d’une analyse fondée sur une problématique
« sacrificielle » selon laquelle les codes d’accès aux
mondes symboliques priment en tout lieu sur le respect de la personne
humaine : « L’effondrement
des tours du World Trade Center est inimaginable, mais cela ne suffit
pas à en faire un événement réel. Un surcroît de violence ne suffit
pas à ouvrir sur la réalité. Car la réalité est un principe et
c’est ce principe qui est perdu. Réel et fiction sont inextricables
et la fascination de l’attentat est d’abord celle de l’image (les
conséquences à la fois jubilatoires et catastrophiques en sont elles-mêmes
largement imaginaires). (...) Cette violence symbolique n’est pas réelle.
Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique. La violence en
soi peut être parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence
symbolique est génératrice de singularité. (...) C’est notre théâtre
de la cruauté à nous, le seul qui nous reste - extraordinaire en ceci
qu’il réunit le plus haut point du spectaculaire et le plus haut
point du défi. (...) Au point que l’idée de liberté, idée neuve et
récente, est déjà en train de s’effacer des mœurs et des consciences, et que la mondialisation libérale est en
train de se réaliser sous la forme exactement inverse : celle d’une
mondialisation policière, d’un contrôle total, d’une terreur sécuritaire »
[36].
Les analyses de Pierre Legendre suivent une orientation comparable dès
lors que les universaux juridiques lui semblent en partie déliés des
formes concrètes de la vie sociale et des préférences individuelles[37].
La question est donc de savoir si les hypothèses humanistes peuvent
rendre compte, non pas des sentiments justement révoltés de ceux qui
sont témoins des violences, mais les tendances à l’œuvre dans une
société mondiale si fortement imprégnée de logiques d’intérêts
à court terme et de rapports de force. Si les principes de justice
semblent biaisés et trop fortement accommodés aux intérêts
dominants, les motifs pour
soutenir les institutions qui prennent en charge la mondialisation
peuvent paraître fragiles. La
société « mondialisée » est donc plus que jamais une société
du risque : risques assumés et « assurés »
collectivement, même si la contrepartie en est la solitude et le face
à face angoissant de chacun avec lui-même, si difficile à vivre pour
ceux qui n’ont pas connu cette expérience dès leur prime jeunesse,
au point qu’il puisse en effet sembler qu’un tel mode de vie soit
par principe incompatible avec une quelconque intégrité personnelle.
De fait, la plupart des personnes vivant sous un tel régime doivent
constamment lutter pour maintenir un minimum de la solidarité
communautaire qui semble aller de soi dans la plupart des sociétés
traditionnelles. Là encore, il peut sembler que le multiculturalisme,
par l’appel qu’il lance aux modes variés de l’intégration
individuelle au sein de milieux sociaux divers, repère à juste titre
l’une des préoccupations centrales d’un monde marqué par la
toute-puissance des systèmes financiers : celle de disposer d’un
ensemble de références d’intégration. Cette recherche atteste donc
moins d’un particularisme identitaire que de l’intuition générale
du coût que fait peser sur les individus le caractère universel des
systèmes de transactions qui réduisent chacun à ne s’identifier
qu’à la place que lui assigne très provisoirement le système
productif. Les
calculs à court terme s’effacent devant cette perspective, qui
faisait dire à Jeremy Rifkin avant le sommet de Gênes que « Nous
assistons en ce moment aux premiers signes d’une vaste réaction
culturelle contre la mondialisation, qui produira sans doute des effets
aussi significatifs et aussi lourds de conséquences pour l’avenir que
les mouvements révolutionnaires favorables à la démocratie politique
et au capitalisme de marché de la fin du XVIII
ème siècle (...) La
culture est en effet la source de toute norme de comportement ; or
ce sont ces normes qui créent le climat de confiance dans lequel le
commerce et les échanges peuvent avoir lieu. Quand la sphère
commerciale commence à dévorer la sphère culturelle, elle met donc en
péril les fondations sociales surs lesquelles repose son existence. La
France soutient cet argument depuis vingt ans ; le reste du monde
semble toute juste commencer à s’intéresser au point de vue français.
(...) La capacité des partis et des dirigeants politiques à
s’identifier aux revendications de la société civile et à les
promouvoir sera la clef de leur survie au cours de ce siècle. Toute la
question est de savoir si les chefs d’États réunis au Sommet
prendront le temps de prêter l’oreille au message scandé par les
représentants de la société civile qui s’assembleront, en toute légalité,
sous leurs fenêtres. S’ils ne le font pas, la frustration
grandissante bénéficiera certainement aux extrémistes violents - sans
que nul en puisse prévoir les conséquences pour l’avenir »[38].
Ce point de vue « français » pourrait à n’en pas douter
s’appuyer sur les travaux de Jean-Paul Sartre ou sur ceux de Michel
Foucault. Mais il serait également conforme aux idées des penseurs écossais
du XVIIIe siècle, qui ont certes fondé la théorie économie sur le
calcul des intérêts, mais n’auraient à aucun prix voulu vivre dans
une société régie principalement par de tels calculs. Il s’agit
aujourd’hui de penser un gouvernement de soi et des autres qui puisse,
sans ignorer les logiques techniciennes, faire prévaloir des points de
vue équitables tant au plan de la vie politique intérieure (et européenne)
que dans les échanges internationaux. La différence entre les hommes
politiques et les simples gestionnaires passe par des critères de ce
genre. Ce paragraphe « conclusif »
était rédigé avant les événements de septembre ; il témoigne
du fait que les lignes directrices de notre action ne changent pas sous
le coup de cet événement, car elles furent tracées depuis des décennies
par de nombreux critiques et analystes dont l’objectif constant fut
bien de permettre à chacun d’accéder à une compréhension élargie
des conditions dans lesquelles s’effectue la mondialisation. Canto-Sperber, M (dir.) : Dictionnaire d’Éthique et de philosophie morale (PUF, 2 eme éd. 2001) Wormser, « Médiation et médiatisation », in Vergnioux, A. et Peyronie, H., eds, Le sens de l’Ecole et la démocratie, Berne, Peter Lang, 2001 Wormser, « La loyauté chez Raymond Aron », in Laroche, J., La loyauté dans les relations internationales, Paris, L’Harmattan , 2001. Wormser, « Une démocratie culturaliste », in Projet 255, sept. 1998 Wormser, « Sur la décision politique », in Projet, nov. 2001 (à paraître) Wormser, « Shoah, une phénoménologie de la disparition », in Leconte (dir) Savoir la Shoah, Dijon, CNDP, 1998 Wormser, Citoyenneté et esprit public, un paradigme en devenir, in, Leconte, J-M. (dir) Culture républicaine, citoyenneté et lien social, CNDP, Dijon , 1997 Wormser, « La négociation comme forme constitutive d’un bien public mondial », Colloque de l’AFSP, Pau, octobre 2001, à paraître. Le texte peut être obtenu sur demande à g.wormser@worldonline.fr Voir aussi le site électronique « http://agora2.grenet.fr/ens-iep » accessible par le nom : « enjeux » et le mot de passe « politi » ; accès aux travaux d’étudiants de l’IEP de Paris et à de nombreux textes en ligne à partir de sites sélectionnés par le CID de l’ENS-lsh (Gisèle Kahn). Gérard
Wormser (gwormser@ens-lsh.fr) est
philosophe, responsable du service de la Valorisation de la recherche à
l’École normale supérieure des Lettres et sciences humaines (Lyon) et
enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris. Il est
l’auteur d’un Sartre, paru
chez Armand Colin en 1999. [1] « Le fanatisme prospère là où l’école démocratique est faible.(...) Il appartient à l’école de transmettre ces valeurs de paix, de justice, de fraternité (...) en opposant l’étude et la connaissance aux partis-pris dogmatiques ; (...) la meilleure façon de le faire est de replacer la réflexion dans le cadre de leurs disciplines. (...) Cet apprentissage de la pensée critique, il faudra aussi habituer nos élèves à l’exercer face aux approximations et manipulations de toute sorte », écrivent Michèle Narvaez et Alain Seksig, (« A l’école de l’humanité », Libération, 18 octobre 2001) [2] Michael Barry publia le 18 septembre dans Libération son « Adieu Massoud, mon ami ». Simultanément, il retrace pour Le nouvel Observateur, la filiation qui conduit du rigorisme musulman qui interrompit au XVIIème siècle le rapprochement entre princes musulmans et élites hindoues aux thèses de Madwoudi écrivant dans les années 1930 dans l’Inde alors britannique : « En 1658, après une guerre civile, cette tendance rigoriste prend le pouvoir à Delhi. Elle applique rigoureusement la loi coranique, ce qui provoque des troubles graves. La conquête anglaise va geler ce processus de désintégration de l’Inde pendant deux siècles, de 1757 à 1947 » (M. Barry, « Les Khmers rouges de l’islam », Le nouvel Observateur, 20 sept. 2001). [3] Michael Barry, « L’épicentre du désastre », in Libération, 13 septembre 2001. [4] Il serait facile de citer des textes ayant régulièrement dénoncé les alliances équivoques de l’Occident, par exemple au moment de la destruction des Bouddhas de Bamiyan en juin 2001. [5] C. Jaffrelot, directeur du CERI, spécialiste de l’Inde et du Pakistan : « Les États-Unis vont mettre des millions de dollars sur la table. Tout d’abord au Pakistan, dont l’économie est exsangue. (...) La limite de cette stratégie financière est cependant de montrer que le chantage à la violence est finalement efficace ! (...) En privilégiant le court-terme, les Américains risquent de voir se redéployer les réseaux terroristes dans d’autres bases, par exemple au Cachemire. Ils n’auront fait que déplacer le problème », in Le Monde, 9 octobre 2001. [6] « Le choc de l’ignorance », in Le Monde, 27 octobre 2001 ; Said fustige la manière dont le millénarisme selon Lewis ou Huntington joue sur des ressorts aussi difficiles à maîtriser que l’antisémitisme et le sentiment de légitimité autoproclamés. Voir aussi son livre Culture et impérialisme, Fayard, 2001 [7] « L’école doit enseigner et à analyser et discuter les paramètres sur lesquels se fondent nos affirmations passionnelles. L’occident a consacré de l’argent et de l’énergie à étudier les us et coutumes des Autres, mais personne n’a réellement permis aux Autres d’étudier les us et coutumes de l’Occident. (...) Imaginez que des fondamentalistes musulmans soient invités à mener des études sur le fondamentalisme chrétien (en ne s’occupant pas pour cette fois des catholiques, mais des protestants américains, plus fanatiques qu’un ayatollah, qui cherchent à expurger l’école de toute référence à Darwin). Je crois que l’étude anthropologique du fondamentalisme d’autrui peut servir à mieux comprendre la nature du sien. » Umberto Eco, « A propos de la « supériorité » occidentale », La Republicca, publié par Le Monde, 10 oct. 2001. [8] « Une autre vision du XXIème siècle », discours publié notamment dans Le Monde du 16 octobre 2001. Le thème général peut être résumé par l’expression « civiliser la mondialisation », qui entend simultanément promouvoir la diversité des expressions culturelles et affirmer des valeurs universelles : « Il n’y a aucune contradiction entre une éthique universelle et la diversité des cultures ». [9] Jean Baudrillard, « L’esprit
du terrorisme », in Le Monde, 4-5 nov. 2001 [10] Libération, 2 octobre 2001. [11] Le Monde, 4-5 nov. 2001. [12] Les Échos, 2 octobre 2001. [13] Le Monde, 23 septembre 2001 [14] ibid., Cette analyse semble corroborée par les réflexions de Robert Malley. [15] Libération, 14 sept. 2001 [16] Le Monde, 26 juin 2001. [17] Eric Hobsbawm, in Libération, 20 sept. 2001. [18] Les collèges jésuites codifient leurs méthodes et leurs objets dès le 16e siècle en France. L’étude de la rhétorique latine et le théâtre y tiennent une place importante. Au XVII e siècle, plusieurs pièces de Racine seront créées dans un tel cadre. L’interdiction des duels dit aussi à sa façon l’évolution en cours. [19] Colette Braeckman, Rwanda, histoire d’un génocide, 1994, Paris, Fayard, [20] Cf par ex : Sennett, La corruption du caractère ; Rifkin, l’Age de l’accès, O. Jacob, 2001 [21] C’est ici le sens aussi bien de l’ouvrage de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem que du film de Claude Lanzmann Shoah. [22] in Libération 14/09/ 01 [23] « Combattre les forces de l’invisible », in Libération, 3 octobre 2001 [24] Robert Malley, membre du Council for Foreign relations et ancien conseiller spécial de Clinton sur le Proche-Orient, « Sortir du flou », in Le Monde 26 sept. ; le même auteur complète son point de vue dans un second article intitulé « Surprises et paradoxes américains », in Le Monde, 31 oct. 2001. Ce texte, qui semble donner intellectuellement raison aux ONG américaines que l’administration des États-Unis ne voulait pas entendre jusqu’ici, maintient en réalité un ambigu plaidoyer pro domo : si le soutien aux États arabes était motivé par une logique de containment de l’islamisme - mieux valait qu’il soit contrôlé par des États sûrs plutôt que susceptible de supplanter les régimes en place - et s’il apparaît que l’absence de liberté d’expression dans ces régimes a conduit tout à la fois à une radicalisation de l’islamisme et au rejet des USA, alors peut-être est-il temps, même au prix d’une coexistence assumée avec l’islamisme, de se détacher des régimes corrompus dont la faible légitimité nourrit l’antiaméricanisme : « peut-on désormais admettre une vague d’islamisme dans le court-terme pour le bien de l’assainissement politique dans le long ? », s’interroge Robert Malley. On ne saurait mieux justifier le soutien au Pakistan et la poursuite des compromis qui font honte à Michael Barry. [25]
E. Hobsbawm, ibid. [26] Hegel, Phénoménologie de l’Esprit ; c’est l’interprétation par Alexandre Kojève de la philosophie historique hégélienne qui est à l’origine des réflexions de Francis Fukuyama relatives à la fin de l’histoire, qu’il complète à présent par des études concernant le développement scientifique de l’humanité. Le syncrétisme d’idéalisme et de positivisme qui marque la pensée de Fukuyama est évidemment loin des réflexions hégéliennes sur le devenir de l’Esprit, qui est tout sauf une impasses sur les évolutions concrètes et met en avant les contradictions internes, fut-ce pour indiquer les modalités de leur éventuel dépassement. [27] Lévi-Strauss, Claude, La voie des masques, Mythologiques [28] id., Les structures élémentaires de la parenté, Anthropologie structurale [29] id., De près et de loin, race et histoire. [30] Alain Touraine, Pourrons nous-vivre ensemble ? Paris, Le Seuil, [31]
Will Kymlicka, Libéralism, community and culture, Oxford U.P., 1989. [32] Monique Canto-Sperber, dir, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996. Cet ouvrage est l’un des meilleurs ensembles récents consacrés aux enjeux contemporains du « vivre-ensemble ». [33] Michael Barry « L’humanitaire n’est jamais neutre », Libération, 6 novembre 2001. [34] Will Kimlicka, « Communautarisme », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, p. 266. [35] Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. [36] Jean Baudrillard, ibid. [37] Pierre Legendre, in Le Monde, 9 octobre 2001 [38] Jeremy Rifkin, « Mondialisation : la société civile dans l’activisme culturel », in Libération, 2 juillet 2001. Voir, de J. Rifkin, l’Age de l’accès, Paris, Fayard, 2001. |
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